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Les femmes ne sont pas des vaches, et les vaches ne sont pas des femmes


Souvent, lorsqu’il est question de libération animale ou même de droits des animaux, on voit beaucoup de comparaisons entre condition de groupe social dominé et condition animale, par exemple en rapprochant l’esclavage ou la Shoah de l’exploitation animale (pour ces questions je renvoie au dossier sur la comparaison entre esclavage et exploitation animale¹), ou bien en parlant de viol pour l’insémination forcée des vaches. En effet, la comparaison est parlante : qu’est-ce qui différencie le rôle de la femme de celui de l’animal ? Comme le dit Dworkin : « L’alphabétisme, l’intellect et l’intelligence créatrice distinguent-ils la femme des animaux ? Non. La femme ne peut se distinguer des animaux car elle a été condamnée, du fait de sa classe de sexe, à une vie de fonctions animales : être baisée, procréer. »² La femme serait donc un animal car elle est réduite à ses fonctions reproductrices ; mais l’animal serait aussi une femme car il serait malmené comme elle.


Cependant, il n’est pas cohérent de mettre les animaux non-humains dans la même catégorie que les groupes sociaux dominés chez les humain.e.s : les animaux ne font pas partie de la communauté humaine. Ils ne subissent ni le patriarcat, ni le racisme, ni le classisme, ni quelconque autre –phobie. Les animaux subissent la violence pure liée à l’oubli et au mépris de leur condition. Nous n’avons pas à incorporer les animaux à tout pris à notre communauté humaine, ni à les calquer à un quelconque groupe social car cela contribue à la déshumanisation de celui-ci : je parle des humain.e.s dominé.e.s à qui on refuse la capacité de réfléchir, ou qui sont sans cesse ramenés à leurs corps, comme les femmes qu’on objectifie ou les personnes racisé.e.s qu’on compare à des animaux³. On a refusé depuis trop longtemps la rationalité aux femmes, en leur interdisant par exemple la pratique de la médecine et en les reléguant à des tâches subalternes qui correspondraient mieux à leur « nature » obéissante et à leur incapacité à réfléchir⁴, pour les réduire encore une fois à leurs fonctions reproductrices en les comparant aux vaches laitières. Non les vaches ne sont pas violées, puisqu’elles ne subissent pas la domination patriarcale ; elles sont violentées puisqu’elles subissent l’exploitation. Non, les animaux d’élevage ne sont pas des esclaves, puisqu’ils ne subissent pas le racisme. En tant qu’antispécistes, nous devons apprendre à adapter notre discours et nos différents systèmes de pensée à chaque domination ; en tant qu’antispécistes et libertaires nous voulons la libération totale, humaine et animale, mais cette libération ne se fait pas de la même manière pour tous les groupes sociaux et pour les animaux, nous ne devons pas permettre à une lutte d’en piétiner une autre, en renforçant les discours racistes et sexistes pour tenter de donner une dignité aux animaux, mais qui dans ce cas est niée et arrachée aux autres. Nous devons mener nos luttes humaines avec notre langage humain, nos codes : il suffit d’écouter ce que disent les personnes concernées et lire les travaux sur les questions du féminisme ou de l’antiracisme, par exemple, pour savoir comment et pourquoi agir. Mais d’un autre côté, il faut adapter nos luttes animales au langage animal, en refusant toute entrave, toute exploitation et toute mise à mort pour la seule raison que ceux qui la subissent en souffrent, nous n’avons pas besoin d’entendre une demande claire de la bouche des animaux pour savoir que la souffrance physique est inacceptable et qu’elle doit être combattue ; le principe est le même chez les humain.e.s, à la différence près que celleux qui subissent la violence se soulèvent clairement contre elle, et qu’il suffit de tendre l’oreille pour comprendre son intensité. Si nous devons combattre l’exploitation animale, nous devons aussi combattre la déshumanisation des membres groupes sociaux dominés : c’est à elleux, et seulement à elleux, de manière individuelle et temporaire, de décider quand, où, pourquoi et comment on peut les comparer à des animaux. Tout autre discours sur les traits communs entre les animaux non humains et elleux ne ferait que renforcer la violence sociale et symbolique qu’iels subissent. Les animaux sont donc la dernière limite de l’Autre, puisque contrairement à tous les groupes dominés et exploités qui s’expriment tous les jours et à qui il faut laisser la parole et les possibilités d’agir, les animaux ne pourront jamais former de demandes claires pour leur libération.

Un problème se pose : veulent-ils quelque chose ? Si oui, que veulent-ils ? On ne pourra jamais réellement répondre à cette question, puisque les animaux ne s’expriment pas dans les même modalités que les humains, ils n’ont aucune conscience de classe et aucune intention d’utiliser le même langage que nous ; ils sont inadaptés à la communauté humaine. Nous n’avons pas à donner de valeurs aux animaux parce qu’ils ressembleraient aux humain.e.s déshumanisé.e.s. Nous devons envisager les animaux comme des êtres envers lesquels nous avons des devoirs et des obligations car nous les avons domestiqués et exploités. Ils ont de la valeur en eux même par leur capacité à sentir, à raisonner et à sociabiliser⁵. Les animaux ne se soucient pas de la morale, de la dignité, du bien, mais ils ont quand même des besoins qu’on ne peut leur refuser. Ce n’est pas en tant que classe que les animaux devraient avoir des droits, mais en tant qu’Autre pourvu de sensations. Bien sûr, les animaux savent réfléchir, chacun selon leur espèce et leur milieu, ils savent par exemple que certains événements se suivent de manière logique, c’est d’ailleurs pour cela qu’un cheval battu peut être apeuré à la vue d’un bâton, alors que son instinct ne lui dicte pas cette peur. Ainsi, la seule chose dont l’animal se soucie est son corps, c’est-à-dire ses sensations, son bien être, sa sociabilité et sa survie. Il a donc les mêmes besoins basiques que les humain.e.s, pour qui on ajoute un but, une appartenance, de la dignité, etc. C’est pour cela que notre rapport à l’Autre doit être repensé : lorsqu’il est impossible de savoir ce que veut l’Autre car il ne fait pas partie du même monde que nous, car le monde animal ne nous est pas accessible, nous avons le devoir d’étendre nos principes à celui-ci. En tant que libertaires, nous refusons l’enfermement sous toutes ses formes, que ce soit dans les prisons ou dans les cages ; nous ne voulons pas non plus d’exploitation, qu’elle se fasse par le salariat ou par l’élevage ; nous refusons le meurtre et la condamnation à mort pour tou.te.s., en particulier lorsqu’il n’est pas question de conflit, mais d’exécution. L’erreur est donc dans le fait d’arrêter nos principes là où commence l’animalité : pourquoi les animaux devraient-ils supporter l’exploitation, l’enfermement et la mise à mort ? Pourquoi notre confort ou notre plaisir pourrait-il impliquer la souffrance d’un être sensible, qu’il soit humain ou animal ?

La fin de l’exploitation animale n’a pas besoin de tant de réformes et de discussions : elle doit passer par la suppression de tous les élevages, les abattoirs, de toutes les cages, les aquariums, les zoos et les cirques. La tâche semble simple, mais elle est en réalité interminable, car pour la fin de chaque élevage intensif, des élevages bios apparaissent, preuve que le welfarisme (c’est-à-dire tout ce qui est entrepris pour assurer le bien-être des animaux, l’amélioration de leurs conditions d’élevage et d’exploitation, sans remettre en cause l’exploitation elle-même) ne contribue pas à la fin de l’exploitation animale, mais tente de lui donner une forme plus esthétique. Nous devons donc lutter activement contre la marchandisation des êtres sensibles ; mais aussi la déshumanisation des classes sociales dominé.e.s.

1. Dossier de T-punch intersectionnel sur l’esclavage
2. DWORKIN, Les Femmes de droite.
3. Dossier de T-punch intersectionnel sur l’esclavage
4. ENGLISH et EHRENREICH, Sorcières, sages-femmes et infirmières, une histoire des femmes soignantes.
5. Voir les différents travaux d’ethnologues, tel que Lestel qui parle de « pré-culture » ou de « pré-langage » chez les animaux, qui ont donc leur propre organisation.